Aphrodite & Co prend en charge vos centres du plaisir. En dix séances d’électrostimulation, ils vous obéiront au doigt et à l’œil.
CHAPITRE IV
Maël attendait Karlo. Elle avait réussi à le persuader de mener leurs dernières « discussions » – l’euphémisme était de Gavros – dans sa chambre. Cela faisait partie d’un plan minutieusement calculé. Gavros avait refusé de répondre aux questions concernant le Ceres. La seule chose qu’elle pût offrir en échange d’informations interdites, c’était elle-même. Maël pensait Gavros incorruptible, et tant qu’à s’offrir en holocauste, elle préférait le directeur du Centre. Lui, au moins, était séduisant. Et si l’on en croyait les bruits colportés par les infirmières, il était aussi fort capable. Mais pour avoir le front de passer à l’attaque, Maël préférait sa chambre, plus sécurisante et intime que l’immense bureau de Karlo.
Comme elle se sentait très nerveuse, elle avait demandé un peu plus tôt un tranquillisant à son infirmière, laquelle avait écarquillé les yeux. D’habitude, il fallait plutôt forcer la jeune fille à les avaler.
Maintenant, elle était calme, et ce calme la confortait dans sa résolution. Elle ne s’était pas habillée après sa toilette, se contentant d’endosser sa chemise de nuit la plus transparente, et s’était installée sur son lit dans la posture d’une odalisque. Lorsque Karlo entra, elle jugea qu’elle n’avait pas raté son effet. Mais le psy retrouva aussitôt son sang-froid.
— Je sais bien que pour toi ce sont des vacances, mais tout de même, à onze heures du matin, tu pourrais t’habiller !
— Alors ? Tu as parlé de mes cauchemars avec Gavros ? demanda très vite Maël pour couper court à ce sujet brûlant.
Elle ne voulait pas être obligée de se vêtir.
— Oui. J’ai fait grâce à toi une découverte fantastique. Je crois que je vais te devoir un article qui a toutes les chances de faire de moi une célébrité mondiale. Mais auparavant, il va falloir tout vérifier sur une plus grande échelle.
— Ah non ! J’en ai marre des séances de tourbillon et autres subtiles inventions !
— Du calme ! Je parlais de vérifier ma théorie sur d’autres clones.
— Alors, mes cauchemars ?
— Ils tournent bel et bien autour du traumatisme de la naissance. Et la seule explication, c’est qu’il y ait chez le clone un investissement inconscient de la mémoire du donneur. Cela signifierait que cette mémoire s’est inscrite dans ses gènes ! Je suppose que tu comprends mon enthousiasme !
— Eh bien moi, ça ne m’enthousiasme pas du tout de trimbaler en plus du reste la mémoire de ma mère.
— Ne t’inquiète pas. Le seuil restera infraliminaire. C’est une mémoire primitive. Voilà pourquoi elle ne ressort que dans tes cauchemars.
— Merci pour le que. Je trouve ça largement suffisant.
— Allons, ne boude pas, Maël. J’ai une bonne nouvelle pour toi : tu sors demain.
— Alors, on va fêter mon départ ! s’exclama-t-elle, saisissant la balle au bond.
Elle enleva d’un seul mouvement la fine chemise qui la couvrait à peine et, s’appuyant sur les coudes, se renversa en arrière.
Karlo ne put retenir un hoquet de surprise.
— Dis-moi, Maël, tu es sûre que tu te sens bien ?
— Excessivement bien. Je n’ai ni mal au ventre ni mal ailleurs, et j’ai très envie de faire l’amour.
Malgré tout l’empire qu’il exerçait sur lui-même, Karlo ne put s’empêcher d’être déconcerté. Rien n’avait laissé prévoir chez la jeune fille une aussi soudaine et brutale invite. Il réfléchit un instant, conscient du regard moqueur de Maël. Coucher avec elle, c’était courir un gros risque, mais d’autre part, le plaisir que lui faisait la fille de son rival en se jetant dans ses bras s’avérait presque irrésistible. Pour gagner du temps, il lui demanda d’un ton neutre :
— Tu as un implant contraceptif ?
— Non.
— Non ? Ne me dis pas que tu n’as encore jamais fait l’amour !
— Eh si.
— Madré de dios ! s’exclama-t-il en se tapant le front comme pour mieux y faire pénétrer le sens de cette assertion.
Il la regarda, les yeux mi-clos.
— Et tu t’imagines que je vais endosser cette responsabilité ?
— Pourquoi pas ?
— Pourquoi pas ? Je te rappelle – puisque tu as l’air de l’oublier – que tu es mineure, que je pourrais être ton père, que la déontologie de ma profession m’interdit toute privauté sexuelle sur mes patients et qu’il y a des lois dans ce pays. Si tu voulais m’attirer des ennuis, tu ne t’y prendrais pas autrement.
— Oh ! La ! La ! Pas la peine de compliquer une chose aussi simple. Ça restera top secret, promis.
Et Karlo restant inerte, en proie à la plus grande indécision, elle s’écria :
— Allez, joue-moi de l’orgue !
— Pardon ?
— Je déteste le mot orgasme. Il rime avec miasme et marasme. Alors que les grandes orgues, pour moi, c’est synonyme de puissance et jouissance.
— J’oubliais que j’ai affaire à un compositeur, dit l’homme en faisant un mauvais jeu de mots destiné à le tirer d’embarras.
— C’est malin ! fit Maël dans un haussement d’épaules.
Elle se pencha en avant pour mieux dévisager et provoquer Karlo.
— Je suis curieuse de voir si tu vas me faire jouir aussi bien que j’y parviens moi-même.
Atteint dans son orgueil, Karlo céda au désir que la vue du sexe de la jeune fille éveillait en lui. Elle avait une vulve délicieuse aux lèvres rebondies, aux nymphes très serrées d’un brun mauve délicat. Les frisottis de la toison dorée lui faisaient une couronne précieuse. Karlo délia les deux lobes et la corolle s’épanouit, révélant ses ciselures roses moirées par les flux du désir.
Plus troublé qu’il n’aurait aimé se l’avouer, Karlo demanda sans relever la tête :
— Puis-je goûter ce mignon berlingot ?
— Faites, mon ami, faites, dit Maël, affectant de façon comique les airs d’une grande dame qui se serait désintéressée souverainement de la chose.
Elle ne s’en désintéressa pas longtemps et ne tarda pas à gémir sous les caresses précises de l’homme. Elle avait de sérieuses aptitudes au plaisir. Il n’eut aucune difficulté à lui faire découvrir les plus extrêmes frontières de la sensualité. Et quand enfin il ne supporta plus d’attendre, il la posséda d’une seule poussée violente. Maël poussa un faible cri et se remit bientôt à gémir sous l’étreinte. Il jouit trop vite et se retira d’elle à regret, une fois de plus obscurément jaloux de la supériorité des femmes en matière de volupté.
Longtemps, il caressa le corps de l’adolescente, s’étonnant de trouver sous ses doigts et ses lèvres les angles de l’enfance. Les petits seins très ronds étaient infiniment émouvants, mais ils ne remplissaient pas les mains. Les fesses étaient trop maigres, les cuisses encore osseuses… Décidément, il préférait le corps de Marina. Et, avec sa secrétaire, il ne courait aucun risque. Certes, il y avait une sacrée compensation à ce risque. La jouissance d’avoir défloré la fille de Bior était bien plus intense que celle qu’il avait éprouvée en faisant l’amour au corps de Maël.
Celle-ci s’étira dans un grand soupir d’aise puis, se pelotonnant dans les bras de l’homme, elle murmura :
— Parle-moi de toi, de ta vie ici, du Ceres.
Il aimait bien parler de lui. Il lui fit un historique rapide de sa promotion, en se gardant bien de mentionner que Malard en avait été l’artisan, puis lui expliqua comment, petit à petit, le Centre avait envahi la presqu’île.
Elle lui posa des questions sur les secteurs publics. Pourquoi les gens y venaient, ce qu’ils y subissaient, et Karlo s’aperçut qu’elle était trop sagace pour se contenter de réponses édulcorées. Quand elle aborda le problème des Asex, il tenta de se dérober :
— Écoute, ma douce, ce n’est pas un sujet pour les petites filles.
— Cesse de me traiter comme une gamine et réponds-moi. Il est normal que je m’intéresse à ce que tu fais ici. Quant aux violeurs, quoi qu’il leur arrive, je trouve qu’ils ne l’ont pas volé !
Et Karlo se laissa prendre au piège. Il expliqua avec cynisme comment on avait généralisé une opération qui se pratiquait déjà en Allemagne au siècle précédent, mais seulement à la demande des principaux intéressés. Lesquels étaient censés faire un libre choix. Karlo pensait quant à lui qu’ils étaient déjà, sans en avoir conscience, victimes de pressions dont la moindre n’était pas l’horreur de l’univers carcéral. En généralisant le procédé de cautérisation par stéréotaxie des centres de la sexualité, on avait simplement retiré aux délinquants l’illusion de liberté de leur décision.
— Quelle violence, murmura Maël.
— Je ne suis pas violent, se défendit Karlo.
— Je ne t’attaquais pas, mentit la jeune fille.
— La violence, elle est à la base même du monde où nous vivons. Un monde sans femmes ne peut être qu’un monde de violeurs.
— Oh ! Là, tu exagères !
— Mais non. Engendrer trop peu de femmes, c’est engendrer l’inégalité, le sexisme, la frustration, et bien sûr les crimes sexuels. En permettant aux gens de choisir le sexe de leur enfant, les États ont creusé la tombe de la démocratie. On ne peut permettre à un sexe d’en dominer un autre sans faire le lit du totalitarisme. Et désormais, les femmes ont des pouvoirs discrétionnaires… du seul fait qu’elles sont femmes !
— Allons ! Bior dit que depuis cinq ans, la tendance s’est complètement inversée.
— C’est vrai. Et c’est logique, puisque les filles sont désormais survalorisées. Mais il y a eu un flottement de quinze ans. Il faudra du temps pour que le rapport de forces s’équilibre !
— Et les clones ? On aurait pu s’en servir pour stabiliser la balance, non ?
— Certains gouvernements ont clamé haut et fort le mot déontologie pour expliquer qu’ils refusaient de produire des humains en série. La réalité est plus prosaïque. Les clones coûtaient trop cher. L’IGECO est né des abus commis par certains États qui avaient le désir d’utiliser le clonage de masse à des fins politiques ou guerrières.
— Pourtant, il n’y a pas un seul hôpital sans une section clonage…
— Grâce à ton père ! Le jour où il a créé les Gen+, il a gagné le droit de te mettre au monde. La France reconnaissante lui devait bien ça.
— C’est quoi, les Gen+ ?
— Bior en est l’inventeur et tu l’ignores ?
— Le clonage est un sujet tabou, à la maison.
— Les Gen+, leur nom l’indique assez, ce sont des clones dont Malard a modifié le génotype pour les suradapter au sport.
— Des champions sur mesure !
— Exact. Et rentables, pas comme de vulgaires clones féminins destinés à épaissir les rangs par trop éclaircis du beau sexe.
— Je comprends…, murmura Maël.
Elle remercia Karlo de ce cours de sociologie historique impromptu, et tenta d’orienter la conversation sur les terroristes qui étaient accueillis au Centre. Mais le visage de l’homme – jusque-là fort animé par son discours philosophique – se ferma. Elle eut beau déployer toutes les ressources de la ruse et du charme, elle ne réussit qu’à provoquer un nouvel assaut amoureux.
Le directeur du Ceres s’en était tiré par une pirouette. Ce que subissaient les criminels que la Justice lui envoyait visait uniquement à leur permettre de se réintégrer dans cette société qu’ils avaient rejetée…
Se doutant qu’elle n’obtiendrait pas mieux, Maël prit le parti de profiter de l’instant présent, lequel était très agréable. En fait, elle arrivait mal à démêler ce qu’elle éprouvait pour celui qui lui faisait ainsi découvrir non pas l’amour, mais les plaisirs raffinés de la copulation. C’était un salaud, sans aucun doute, et elle était troublée de découvrir qu’un salaud peut être un homme sexuellement attirant. Elle frissonna, effrayée de la fascination qu’elle éprouvait pour tant de cynisme, d’assurance. Elle n’arrivait pas à découvrir la faille, la faiblesse qui auraient rendu Karlo vulnérable.
En s’abandonnant au plaisir, elle comprit avec un détachement lucide qu’elle ne devait pas regretter de quitter le Ceres, le lendemain matin.